Pour Chloé, Instagram n’est pas seulement un réseau social où on perd son temps à se faire aimer souvent pour ce qu’on n’est pas ou peu, où on perd son énergie à s’exposer régulièrement sans se montrer tel qu’on est véritablement. Semblables à des acteurs de l’absurdité, des singes de laboratoire, des imposteurs passant à côté du réel, du présent et des sentiments. Non, dans son cas personnel, Instagram représente un échauffement, un avant-gout du roman. Hashtag teasing. Sous ses photos de Paris et quelques selfies, elle s’applique vraiment. Comme vous le savez déjà, elle écrit des textes dans lesquels elle transmet ses pensées et sa salive débordantes. Où elle confie des épisodes de sa vie, toujours romancés mais jamais inventés. Une façon de se faire la main mais aussi de prendre la température : est-ce qu’elle plait ? Elle et ses lettres emmêlées ? Elle et ses procédés ? Elle a commencé cet exercice depuis peu - avant elle trouvait ça égocentrique et impudique de se dévoiler sur la toile - et aujourd’hui elle doit avouer qu’elle y a pris gout. Chloé trouve agréable de parler de sujets sérieux sur Instagram, réputé frivole et de dresser les poils vers le haut, de décoller du sol. Et elle doit bien reconnaitre que ça ne fonctionne pas trop mal, elle a beaucoup de retours positifs. Elle ne s’attendait pas à recevoir autant de commentaires et de messages qui la félicitent ou l’encouragent. Elle pensait sincèrement que ces mots allaient se faire bouffer par le vide du virtuel et non qu’ils tomberaient dans des oreilles humaines. Des oreilles qui, les unes collées aux autres, commencent à former une petite communauté. Une jolie caisse de résonance. C’est simple, à chaque fois qu’elle touche quelqu’un qui n’est pas de son entourage, ça la scotche et lui réchauffe le cœur. Elle se dit qu’elle sait peut-être vraiment jouer avec les mots, leurs formes et leurs fonds, leurs sens et leurs sons, en respectant toujours la grandeur de leur émotion. Elle n’a alors peut-être pas tort de se lancer dans un projet si dingue, de s’impliquer autant dans ce roman qui parfois lui semble être, dans ses mauvais jours, un caprice d’enfant, une fuite en avant, un hobby de riche ou une perte de temps.
Le vide. Le blanc. Le néant.
Sur ces mots, sa tête se bloque. Son cœur se serre et ses doigts s’arrêtent en plein vol. Chloé jette un œil en bas de l’écran : 48ème page Word. Elle se mord la lèvre, aussi fort qu’elle espère. Pourvu que toutes ces pages ne terminent pas au fond des chiottes. Elle espère de toutes ses forces. La jeune femme souhaite tellement éclabousser le monde de son encre ! Quitte à s’en faire mal au ventre et à y laisser son foie. Ou ses doigts. Elle souhaite tellement changer de format ! De passer de « Word » au « World ». Entre les deux, il n’y a qu’un pas… ou qu’un « L ». Et comme elle en a déjà une, d’aile, Chloé devrait bien réussir à décoller, tel un albatros, de cette vie qui ressemble à celle d’une autre. Une autre qui ressemble en plus à celle d’à côté.
...