8. Art

Qui élève ou écrase.

A 30 ans et 18 heures
10 min ⋅ 09/04/2023

                  Trois mois de chômage, douze vendredis soirs sans plaisir et de lundis matins sans planning, voilà ce qui l’a poussé à prendre ce train. Sur un coup de tête, elle a écouté son cœur : retourner chez elle à Chambéry, retrouver la forme familière des bras de sa mère, mais aussi le sourire et le regard tendre de sa grande sœur Théa, enceinte jusqu’aux yeux, qui reste en France jusqu’à son accouchement (imminent) mais qui vit à Istanbul depuis plus de 2 ans avec son mari (qui n’est pas Turc mais Sénégalais). Il fallait que Chloé quitte Paris, sa frénésie qui lessive quand on est à bord et qui exclue, comme une malpropre, quand on est maintenue en dehors. En plus, la jeune femme adore voyager, même pour des trajets de courte durée. Pour elle, les transports en commun, ce n’est pas seulement un espace qui pue, où on enjambe des gens qui crèvent dans la rue, où on évite de peu les mains au cul, où les microbes et les impolitesses fusent, c’est aussi une soupape de décompression, entre deux lieux, où on retrouve son souffle, où l’agitation pose ses coudes. C’est un espace de création, de culture et d’art. Oui elle est sérieuse et elle inclue même le tromé. Dans les transports, elle dévore toujours un livre, tout en écoutant en boucle sa chanson du moment. Elle ne pourrait pas vivre sans littérature ni musique. Sans l’écriture ou sans l’art. Inconcevable. L’art l’aide à respirer un air sale, à aimer les gens d’à côté même s’ils ont l’âme misérable, à supporter les attentats et les guerres, la médiocrité régulière du père, la perfidie des politiciens, les rêves au fond du ravin, les vestes réversibles des girouettes, le chômage qui coupe les têtes, le boycott envers le Moyen-Orient, le dessin stupide de deux clans, la série de divorces, le racisme qui bombe le torse, les erreurs qui se répètent, la différence qu’on déteste telle une migrante qui a la peste, l’Europe qui ne ressemble plus à rien, le harcèlement de rue, la bassesse parfois des deux sexes, les SDF qui tendent la main dans le vent, les jeunes qui utilisent la leur pour se consommer à tout va sur Tinder, les héros qui désertent, l’élégance qui fout le camp, les promesses non-tenues qui cassent les vertèbres de la vertu, les gens qu’on aime sous terre, les chagrins d’amour, l’amour superficiel et la mort au bout du ciel… Oui l’art lui permet de garder la tête sur les épaules et les épaules solides. Histoire de tenir debout et de retenir toutes les belles choses qui valent la peine d’être vécues. Dans ce train, la jeune pousse se gave donc d’art comme si elle se mettait du caviar plein les mains, avant de devoir fermer le livre et stopper la musique pour retrouver la beauté et la cruauté du quotidien. Mais le quotidien attendra, il lui reste encore du temps hors du temps : 3h exactement. 

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A 30 ans et 18 heures

A 30 ans et 18 heures

Par Chloé Ivastchenko

Journaliste polyvalente multimédia depuis 2012.

Passée par L’express, Grazia, Webedia, Putsch.

L’encre est ma salive.