15. Roman

Qui ne romance rien

A 30 ans et 18 heures
8 min ⋅ 19/02/2024

Chloé est désolée d’avoir expédié le serveur-suédois. Beaucoup d’éclats de rire mais peu de voix, un compliment singulier mais pas de suite. Elle préférait mille fois se concentrer à nouveau sur son livre et relire ses dernières phrases, tel un homme politique répéterait son discours pour la énième fois, en s’observant dans le miroir. Après une dizaine de relectures, la jeune femme relève la tête de la machine et aperçoit son reflet dans la glace accrochée au mur, juste face à elle. Un reflet assez flou comme si elle n’existait pas pleinement. Comme si son identité n’était pas claire. Un reflet ressemblant à une forme qui semble dire non de la tête, lentement. La sentence tombe, brutalement : Chloé n’est pas satisfaite de son premier bilan. Elle ne se sent pas à la hauteur de sa promesse d’enfant. Elle se regarde alors plus attentivement dans la glace, en silence et peu à peu son reflet se fixe comme l’objectif d’un appareil photo, comme l’image sur la cornée. Et sans détacher son regard, elle se demande si ce que lui renvoie le miroir est vrai. Si elle n'est pas un escroc qui dupe le monde entier. Le chapitre 11 "Exception" lui semble loin. Elle n'a plus le syndrome de l'exception mais celui de l'imposteur. La jeune pousse est perdue, elle ne sait plus quoi penser. Elle trouve que son roman déborde de pensées mais sèche totalement en actions. « Comme un homme politique » ne peut-elle s’empêcher de penser, en souriant faiblement. Ce qui lui donnerait presque envie de rétablir le dialogue avec le serveur. Ou de faire un truc innatendu comme hurler de toutes ses forces, lui montrer ses seins. Comme danser sur la table pour bousculer le quotidien. Mais, comme Chloé l’a déjà dit et répété : elle n’est pas dans un film. Elle n’est pas en train de jouer. Ou seulement franc-jeu. Et elle s’excuse si son roman est trop cérébral, peut-être ennuyeux. Si ça ne parle que de café, d’art, de liberté, de Montmartre, de passion et de rêve. Si elle ressemble à une caricature, à une mauvaise pub. Et non à Natalia Vodianova. Si ça ne parle que d’elle. D’une nana qui se tue à vivre. A faire de son mieux pour que ses rêves ne partent pas à la dérive. Pour les arracher à cet imaginaire si familier. Oui, elle s’excuse si ça pense trop et ne bouge pas assez, tout en espérant quand même que ces pensées soient dynamiques. Constructives. Tournées vers l’avenir. Qu’elles fassent offices d’action. Un espoir qui ne l’empêche pas, pour autant, de souhaiter qu’un truc inédit lui tombe dessus et bouscule tout. Radicalement, définitivement. Parfois, elle aussi, elle aimerait que la vie ait un scénario, aussi romanesque et solide, que celui d’un film. Elle aimerait foncer sans faire exprès dans un éditeur en allant acheter son pain sans gluten, elle aimerait croiser son âme-sœur au teint hâlée et aux cheveux bouclés sur le quai d’un train, elle aimerait trouver la pièce du puzzle qui changerait son destin, faire du hasard son meilleur copain. Être au bon moment au bon endroit et dire les bons mots à la personne qu’il faut. Et toutes ces scènes cruciales et déterminantes, bien entendu, se dérouleraient avec des effets spéciaux et une musique en fond sonore pour apporter de l’épaisseur à l’action et une dimension au bonheur. Histoire de croire en la magie des rencontres et en la beauté des trajectoires tracées. Mais pour l’instant, il n’en est rien : pas de chance, pas d’élément déclencheur, pas d’évidence sur son chemin. Pas de musique, pas de coup de pouce ou de baguette magique. Elle n’est définitivement pas dans un film. Ou alors dans un film d’auteur sans budget. Mais pas de panique ! Après tout, cette inaction latente, cette ambiance « salle d’attente » est à l’image de sa vie. Hors d’atteinte, hors système, hors du temps. Chloé est donc honnête. Elle n'est pas une usurpatrice. Son reflet est réel. Rien n’est embellie, tout est en suspens, suspendu à un fil. La jeune femme est seule face à elle-même, face à ce rêve. Si hypothétique. Si Irréel. Si énigmatique. Si beau, si grand, si fragile. Et Dieu sait qu’elle essai ! Qu’elle se donne la peine d’y arriver. Car si rien ne bouge autour, elle, elle bouge sans arrêt : elle bouge ses doigts sur ce clavier, ses doigts et ses fesses. Tous les jours, elle écrit. Elle agit. Elle y croit. Et ce, même si personne ne l’attend ou ne la suit, même si elle n’a pas d’admirateurs ou de public assidu en face d’elle… ou seulement la petite fille qu’elle était autrefois. Celle avec de grands yeux noirs (et myopes) et des cheveux blonds-blancs, assise juste là au premier rang. Celle qui a bonne mémoire, celle qui espère silencieusement qu’elle termine son roman, qu’elle ne gâche ni sa chance ni son talent. Et cette jeune fille dans le public, c’est déjà beaucoup. Ça modifie même tout. Parce que, cette gamine, elle ne peut pas la décevoir, elle ne peut pas la trahir. C’est simple, Chloé se doit de réussir. Elle croise alors les doigts avant d’enregistrer son avenir. 

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A 30 ans et 18 heures

A 30 ans et 18 heures

Par Chloé Ivastchenko

Journaliste polyvalente multimédia depuis 2012.

Passée par L’express, Grazia, Webedia, Putsch.

L’encre est ma salive.