Qui compte double.
Après une bonne petite marche et trois étages dans les jambes, elles arrivent enfin à l’appartement. Ou plutôt à l’atelier. En fait, sa mère s’est récemment mise à peindre comme elle respire. A à pleins poumons, à fond, à répétition. Elle a commencé juste avant de quitter le domicile, le mari, le chat et une vie qui ne lui correspondait pas. Et ce n’est pas la procédure de divorce qui a tué son inspiration, bien au contraire. Elle ne s’arrête plus et jamais Chloé n’aurait cru possible de pouvoir stocker autant de peintures dans 70 mètres carrés mais sa mère est plutôt bonne à Tétris. Une chose est sûre, Yana s’en donne à cœur joie : elle jette la peinture à éclabousser draps et vêtements. Elle en ajoute, des couches et des couches, comme si on l’avait empêché de s’exprimer verbalement. Elle improvise, elle essaye, elle prend des risques dès le réveil. Si bien qu’en pyjama, il n’était pas rare que Chloé la croise en culotte dans la baignoire, un turban sur la tête, un tableau trempé dans la main : « c’est pour délaver la peinture et unifier le fond de la toile mon cœur » s’expliquait-elle alors. Ce à quoi Chloé répondait d’une voix éraillée « ouais normal » avant de se faire un café, les yeux au ciel mais le sourire aux lèvres car elle a toujours aimé la fantaisie de sa mère. D’une certaine façon, l’extravagance de Yana lui a toujours tenu chaud. Elle a fait briller ses yeux et surtout, elle lui a murmuré en silence qu’il était possible d’être la personne qu’on veut. Aussi farfelue, décalée et insolente soit-elle. La fantaisie affichée et entretenue de sa mère lui a permis de rire bien des fois et de s’affranchir d’un conventionnel trop convenu. Grâce à l’atypisme de Yana, elle n’a pas eu peur d’être elle-même. A aucun moment. Elle n’a pas eu peur de s’affirmer hors du rang. De faire un pas sur le téco ou même de travers. Aussi bien physiquement que mentalement. Du coup, sans même faire exprès, Chloé entreprend tout à sa manière : elle a l’impression qu’elle se déplace, qu’elle pense et qu’elle parle différemment. Et elle ne remerciera jamais assez sa mère pour ça. Elle ne s’est pas toujours sentie comprise mais, à ses côtés, elle s’est sentie libre. Tellement libre. Immensément libre. Libre de choisir son identité. Surtout, elle s’est sentie aimée comme elle était. Avec intensité. Quoi qu’il puisse arriver. Depuis qu’elle est petite, sa mère lui a toujours fait confiance et surtout elle lui a toujours fait croire que tout était possible. A un point que Chloé n’aurait pas été étonnée de pouvoir traverser des miroirs. Grâce à ce petit bout de femme, elle se sent grande. Immense. Unique. Précieuse. A part. Magique. Elle se sent portée et protégée par les bras de Yana mais aussi par ceux de l’art. C’est d’une grande tendresse, c’est un coup de maitre(sse). Elle a grandi comme elle voulait, avec le sentiment très prononcé d’avoir une mission. Un rôle clé, une vocation. Très vite, elle a trouvé les mots ou les mots l’ont trouvé, c’est un peu la confusion. Grâce à sa mère, encore une fois, elle n’a pas eu peur. Car elle a su qu’elle pouvait être à la hauteur. Même en parallèle, même à contre-sens du système. Comme Yana, elle assume, cultive et chérie sa différence. Alors quand Chloé rentre dans l’appart et qu’elle bute presque aussitôt sur une toile de sa mère, fait tomber un cerf à paillette qui ne sert à rien et qu’elle se rattrape de justesse à une clochette accrochée à la rampe de l’escalier, elle rigole, elle respire, elle se sent à la maison. Ce qui signifie que le pire, l’aseptique et l’insipide restent sous le paillasson.
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