6.Destin

Qui prend son temps.

A 30 ans et 18 heures
11 min ⋅ 26/03/2023

                 9h30. Le réveil de son iPhone 6 sonne. Les yeux collés et les cheveux électriques, Chloé parvient à l’arrêter en brassant de l’air au pif. Une fois retournée sur le dos, la main sur le front, les cheveux emmêlés, et la pensée ensommeillée, elle fixe le plafond :  pourquoi continue-t-elle donc à programmer une sonnerie ? Elle est au chômage, elle n’a rien à faire dehors, elle n’a personne qui l’attends. Rien ni personne… est-ce ça le chomdu ? Est-ce ça le plus dur ? Le silence, le vide, l’absence de désir ? Elle soupire. S’il y a des mecs qui se lèvent avec une érection, pour elle, là, c’est la débandade… ou plutôt cette journée ne la stimule pas. Sans aucun doute, aujourd’hui elle est de mauvais poil. Même si ce n’est pas très féministe ce qu’elle va dire, elle sait à qui elle doit ce pessimisme matinal qui ne lui ressemble pas : ces hormones ne sont pas d’humeur, j-2 avant ses règles. Et Chloé ne plaisante jamais avec ça. C’est simple, ce liquide rouge dérègle parfois tout : son cerveau et ses réflexions, son cœur et ses passions, sa peau et ses sensations, sa sensibilité et ses frissons. Ou, plutôt, ce liquide rouge impose son rythme, ses conditions et ses règles. Le mot est plutôt bien trouvé, comme le terme « indisposé ». C’est exactement ça. Elle n’est pas disposée, elle n’est plus disponible, plus elle-même, elle est méconnaissable : elle a la peau grasse, elle gonfle des pieds jusqu’aux seins, elle a un foutu mal de reins, elle pleure devant une pub pour un parfum, elle pique une crise de nerfs si elle lâche son yaourt des mains, elle pourrait quitter son mec pour un oui, un non, un rien, elle se réveille avec l’impression de vivre en vain… Oui, Chloé le sait, elle doit toujours respecter les règles car elles sont capables de tâcher le bonheur comme les draps, de baiser le moral comme son corps, de provoquer des intuitions en plastique et des décisions en carton, de flinguer un destin comme on déglingue un aigle en plein vol. 

              10h. Elle sort de son lit et entame la grande traversée en sens inverse : chambre, salle de bain, couloir et cuisine, elle rembobine. Puis, en trainant des pieds et en se tordant les mains, elle prépare son café, un autre liquide bien fort qui joue sur ses humeurs. Pendant que l’eau boue, elle file dans le salon qui sent encore le poisson et elle ouvre machinalement… son ordinateur. Lui aussi n’est pas du matin, il rame, il tourne, il fait la gueule. D’un soupir, Chloé retourne dans la cuisine et poireaute à côté de la bouilloire, en s’asseyant sur le comptoir et en fixant le carrelage. Faut-il encore qu’elle rappelle que la vie n’est pas un film ? Y a-t-il encore des gens qui se font des scénarios ? Rien n’est plus lent et plus laborieux qu’un lundi matin sans but ni bureau. Elle soupire à nouveau, elle a tellement besoin de ce café ! De sa délicate odeur qui réveille en douceur, de son arôme ou de sa saveur qui stimule sa matière grise et recharge son corps, de sa chaleur qui console quand on se sent transparente, inutile ou seule. Comme maintenant. Et Chloé le sait, elle ne doit jamais sous-estimer la tendresse ténébreuse du café. Il est capable d’arrondir les angles, de la faire brûler à nouveau, de la ressourcer en profondeur, de lui faire un électrochoc sous la peau. De lui faire croire qu’il est capable de sublimer son destin comme on libère une colombe qui meurt de chagrin.  

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A 30 ans et 18 heures

A 30 ans et 18 heures

Par Chloé Ivastchenko

Journaliste polyvalente multimédia depuis 2012.

Passée par L’express, Grazia, Webedia, Putsch.

L’encre est ma salive.